Stella est venue en France pour tenter de sauver son mari gravement malade. Ils font partie de cette classe ouvrière déclassée à laquelle la Roumanie post-communiste n’accorde plus de place. Contrainte à la mendicité pour assurer le quotidien, entre hôpitaux, attente, et résignation, Stella se bat.

Christine André: Quel est le point de départ du film ?
Vanina Vignal: C’est ma relation à la Roumanie, avec laquelle j’ai une longue histoire. J’y vais depuis quinze ans, j’y ai travaillé sur différents projets, c’est devenu comme un second pays. Puis j’ai eu l’occasion d’assister un metteur en scène qui faisait un film sur les Tsiganes et les institutions françaises, ce qui m’a permis d’aller dans des bidonvilles autour de Paris, où j’ai rencontré Stella.

Comment Stella s’est-elle imposée à toi ?
Pendant que j’assistais ce réalisateur, je me suis rendue compte qu’il faisait un film qui ne m’intéressait pas. Je voyais d’autres choses que celles qu’il traitait, j’avais envie d’aller ailleurs, et c’est en rencontrant Stella que j’ai eu l’idée de faire ce film. J’ai compris que grâce à elle, je pourrai dire des choses sur ces gens qu’on ne rencontre habituellement pas, car j’ai eu la chance d’arriver au bon moment dans sa vie : elle avait envie de parler avec quelqu’un d’extérieur, elle avait besoin de sortir de son huis clos « bidonville-mari-mendicité ». Elle était très déprimée par cette vie et elle avait besoin d’une « amie ». La rencontre a bien sûr été facilitée par le fait que je parle roumain.

Roumains, Stella et Marcel sont à ce titre stigmatisés comme Tsiganes et comme mendiants. Comment as-tu abordé cet a priori ?
Dans beaucoup de films sur les Tsiganes, les gens sont stéréotypés. Caravane 55 (de Valérie Mitteaux et Anna Pitoun) mis à part, les Roumains sont cristallisés dans une image très négative. Or j’en ai rencontré beaucoup qui sont issus du milieu ouvrier, pas forcément des Tsiganes d’ailleurs, comme Stella, et j’ai vu des gens qui essaient de s’en sortir, qui rêvent de s’intégrer dans un pays, pas parce qu’ils l’ont mûrement choisi, mais parce qu’ils ne trouvent plus de travail chez eux et que l’émigration représente l’espoir d’une vie meilleure. Pour moi, ce sont des immigrés économiques comme tant d’autres, ni plus ni moins. D’ailleurs, au départ, Stella a vraiment cru pouvoir trouver du travail. Elle a un temps fait du baby-sitting au noir, est allée à l’ANPE, a cherché à faire des ménages, mais les gens qui habitent dans des bidonvilles font peur : on pense tout de suite à des réseaux, à la mafia. J’ai voulu filmer ceux qui ne font pas de vagues, comme les enfants qui reviennent de l’école, ceux qu’on ne voit pas, en évitant les stéréotypes comme les voleurs ou les gentils Tsiganes qui font de la musique. Je ne voulais pas multiplier les personnages afin qu’une rencontre puisse avoir lieu. Lors du montage, nous avons essayé de traduire le plus simplement possible ce que j’avais filmé, sans parler à leur place et surtout, sans effets de style.

Y a-t-il une dimension politique dans ton film ?
Je souhaitais que la politique soit abordée mais qu’elle reste en toile de fond. En creux, on apprend que Stella représente les immigrés de l’Est qui appartiennent à la classe ouvrière. Beaucoup d’entre eux n’ont pas compris la révolution de 1989, leur monde s’est écroulé sans qu’on leur apprenne les nouvelles règles. Cette société ultra libérale s’occupe mal des Tsiganes, des retraités, des pauvres, des malades. Beaucoup de personnes se sont retrouvées sur le carreau et n’ont plus aucune possibilité de retrouver du travail. En Roumanie, un des seuls emplois non qualifiés encore possible pour beaucoup de personnes, c’est le travail dans les champs, payé un ou deux euros par jour. Gabi, la sœur de Stella, l’a fait, mais c’était insuffisant pour nourrir ses trois enfants, alors qu’en mendiant à Paris, on peut gagner quotidiennement entre deux et dix euros et ainsi nourrir la famille restée au pays. Avant de faire le film, je comprenais mal cette nostalgie de la période communiste totalitaire. Mais à cette époque, tous les ouvriers avaient un travail, un toit, des vacances, une position sociale.

On sent tout au long du film une grande complicité entre elle et toi.
J’ai passé énormément de temps avec elle, avec et sans la caméra, avec tout ce que ça comporte d’échanges. Je voulais que les spectateurs rencontrent Stella, Marcel et tous les autres, comme je les ai rencontrés. Je souhaitais les filmer dans leur normalité et leur quotidien le plus banal. Elle a compris l’importance du projet et a accepté parce qu’elle me considérait avant tout comme son amie. Elle ne savait pas du tout à quoi s’attendre mais elle n’a pas cherché à contrôler son image. Elle m’a fait confiance.

Comment as-tu été amenée à filmer la mendicité, qu’elle analyse avec beaucoup de lucidité ?
Un jour de gros ras-le-bol, Stella m’a parlé de la mendicité. Elle n’en pouvait plus, elle était déprimée, et pourtant elle en parlait comme on n’en entend jamais parler, sans se plaindre. La première fois que je l’ai vu mendier, c’était très dur. Mais la filmer ne fut pas si difficile, car cela ne la dérangeait pas, elle ne considérait pas la mendicité comme quelque chose de honteux car elle ne « volait le pain de personne ». Et puis, dans le film, on prend d’abord le temps de la rencontrer, notamment dans cette séquence où on la voit se préparer, se coiffer, se faire belle, avant de la voir mendier, ou comme elle dit : « travailler ».

Il y a beaucoup d’attente dans ton film : l’attente incertaine de la mendicité, l’attente des soins, comme un temps qui s’effrite…
Oui, parce que c’est ça leur vie. Il fallait que je montre ce rythme, qui n’est pas le nôtre. Ils étaient dans un temps très flottant qu’ils n’arrivaient pas à maîtriser. Pendant tout le tournage j’étais dans cette temporalité et dans les mêmes interrogations qu’eux : vont-ils réussir à se faire soigner, vont-ils être expulsés ou bien trouver du travail, vais-je réussir à terminer le film, vont-ils rentrer en Roumanie…

Il y a aussi des moments où le rythme est plus dynamique, où Stella est presque joyeuse, comme pendant les cours de français où elle est très alerte, voire espiègle.
Stella est dans une désespérance d’avoir des amis et des relations sociales avec des gens. Pendant le cours de français, elle n’est plus une mendiante, plus une immigrée de l’Est, mais une élève, une personne comme les autres. Du coup, elle retrouve son énergie.

Lors du retour en Roumanie, tout s’accélère. Le plan du voyage est très court et lorsqu’elle rentre chez elle, elle reprend un rythme de vie normal.
Pour le retour, on a procédé par ellipses. La séquence du voyage a cette durée parce que du point de vue du montage et du rythme, c’était ce temps-là qui était le bon. C’était important de la suivre en Roumanie pour comprendre socialement d’où elle vient. Elle y retrouve son petit deux pièces, ses voisins, sa famille, ses souvenirs, son environnement. Et puis c’est là-bas que j’ai enfin vu son album de photos…

Justement, parle-moi de ces séquences photos.
Lorsqu’on regarde cet album, c’est tout un pan de l’histoire de son pays et de la sienne qui défile. Je ne les ai pas montrées trop rapidement car je ne voulais pas faciliter le chemin du spectateur en rendant Stella sympathique dès le départ. J’ai voulu le faire travailler, qu’il se confronte éventuellement à ses propres préjugés et à ses limites, avant de peut-être mieux la comprendre. Les photos nous ramènent au temps de Ceaucescu, au temps de la stabilité et de la sécurité économique de Stella. C’est une manière de reconstruire son histoire, de reconstruire l’histoire de tant d’immigrés de l’Est…

Christine André,
pour le Cinéma du réel 2007, festival International de Films documentaires

 

Entretien réalisé par les élèves du Master 2 Image et Société, de l’Université Evry Val d'Essonne. Des extraits de ce film réalisé par Mickaël Dal Pra, Jean-Baptiste Fribourg et Julie Verger seront bientôt en ligne sur ce site.

 

Interview réalisée par TV bruits lors du festival Résistances, Foix, juillet 2007
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Images: Hocine Kentaoui et Corentin Charpentier
Interview/montage: Corentin Charpentier

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